L'appartement 22

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L’appartement 22,
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La « coprésence » fondement de la rencontre. Par Abdellah KARROUM

dimanche 6 août 2006

Ce texte est développé à partir de la conférence prononcée par Abdellah Karroum dans le séminaire « COPRESENCIAS : EL ARTE ANTE EL RETO DE LA PLURALIDAD CULTURAL » les 21, 22 et 23 juillet 2005 à l’Université de Cadiz (Université d’été à San Roque) / coordonné par Dra. Dolores Barroso Vázquez.

Exprimer le point de vue du Curator est la voie la plus directe pour développer le thème de la rencontre que nous proposons d’inscrire dans la problématique des Co-présences [1]. Le métier de Commissaire d’exposition, mis en jeux à l’époque contemporaine de l’art international, est de l’ordre de la création. Il consisterait, d’une part à participer à la formulation spatiale de la rencontre de l’artiste et du public ; d’autre part à l’amplification de l’effet recherché par l’artiste pour créer des correspondances entre le projet, sa formulation et son apparition. Le commissaire, étant dans le secret de l’artiste, imagine des « lieux » de rencontre qui font référence à l’expérience, à l’histoire, en prévision de la rencontre.

En allant vers les termes de notre sujet, il est important de donner un élément essentiel qui va nous permettre de dialoguer : il s’agit d’éclairer « mon point de vue », d’où je parle, « ici et maintenant », ou dans quelle mesure je peux prétendre à une conversation possible entre vous et moi (je m’adresse à vous qui avez un héritage culturel européen !). Les conditions de notre rencontre sont un repère pour nos échanges, en matérialiser un espace-temps que je nomme « écran de l’art » ou « écran de la connaissance » serait le support de cette histoire. Il correspond temporellement à l’année 1989, spatialement à mon arrivée en Europe. Ce point de rencontre correspond aussi à de profonds changements dans l’histoire de l’Occident (chute du mur de Berlin, par exemple, événement dont les origines et la portée dépassent les frontières européennes). Ce point de vue est matérialisé et conçu de la manière suivante : Je définis un point de rencontre, spatial et temporel, à partir duquel vont se déployer les perspectives de ce que nous allons discuter par la suite, aussi bien sur les plans de la connaissance que du sensible. C’est à partir de cet espace/temps de rencontre que se développe la lecture de la création artistique dont nous proposons de « classer » la production des œuvres, de manière inverse à celle de l’anthropologie, dans les catégories de « contemporain », de « sur-contemporain » [2] et de « post-contemporain » [3] (voir schéma) . L’écran de l’art est un support imaginaire qui reçoit l’expression d’un point de vue à partir de notre déplacement physique dans un nouveau contexte (l’Europe). Tous les éléments qui constituent ce nouvel environnement, son héritage et son actualité, sont perçus en même temps. Ici, il s’agit de mettre l’accent sur l’Histoire de l’art occidental et de la prise de conscience de sa coprésence avec les autres cultures. L’Histoire de la modernité progressiste devrait définitivement être remplacée par celle des modernités rhizomiques. Le résultat de cette démarche est que les termes de la présente intervention ont été rédigés au Maroc avec la conscience de mes références européennes. L’objectif de ce récit est aussi de rendre lisible notre pensée, en partage avec d’autres, qu’ils soient sédentaires ou nomades, européens, africains ou océaniens...

Le monde de l’art occidental devient dépendant d’un système dans lequel l’urgence du marché et celle de l’occupation des programmes culturelle priment sur la notion de création et de rencontre de l’artiste avec le public dans le contexte où il évolue. Les propositions commerciales découlent de la rencontre post-production, ou parfois, elles la provoquent par la publicité de cette dernière. La post-production relationnelle est au service de l’artiste comme « acteur » du monde de l’art et non pas au service de l’œuvre comme proposition active dans le contexte où elle s’implique dès son apparition. Au-delà de ce positionnement de notre « orientation » actuelle, nous proposons d’approcher la notion de rencontre par l’usage du concept d’Expédition permanente, de l’artiste, du commissaire, comme proposition alternative pour la réalisation de l’œuvre au sens large, celle qui implique le public comme sociétaire dans un travail sur l’humain. Sortir de l’espace privé de l’élaboration, vers l’espace public de l’agencement, de l’individu vers le collectif est le premier acte de ce déplacement qui va transformer la forme d’exposition en mode d’expédition. La rencontre entre l’artiste et « son milieu » est basée sur l’échange et la co-présence, par le travail, par les pratiques culturelles et artistiques. Mais un certain nombre de production précèdent la rencontre. Dès lors qu’il s’agit de la relation, du déplacement, la stratégie devient nécessaire comme recherche de moyen de survie… Le mode d’expédition est d’abord une alternative stratégique d’ouverture, elle revendique la possibilité d’existence de la « marge » comme zone active pour les rencontres et la vie de l’œuvre. Le passage de l’exposition à l’expédition est à mon sens la voie la plus à même d’aboutir à une fonction de l’art, à une possible autonomie, dans les sociétés du Maghreb comme ailleurs. Il est nécessaire pour l’artiste d’adopter une des stratégies participatives qui intègrent le processus d’apparition, la sienne (sociale) et celle de son œuvre (politique). Le mode d’Expédition comme pratique de l’art inscrit le concept de « bricolage » comme alternative à sa dépendance vis-à-vis d’écrasantes conventions locales et internationales. Les possibilités actuelles de connaissance et de déplacement associées aux outils de communication nous aident à être les observateurs de nos propres cultures et du reste du monde, en même temps. Nous en arrivons à une définition de l’action en co-présences : Depuis longtemps, l’artiste ne propose plus seulement des oeuvres à regarder ; Il invite le public à participer à l’action qui fait oeuvre. Ce qui résulte de l’action commune, coopérative, n’est pas tant l’oeuvre qu’une prise de conscience de la méthode qui peut associer d’autres gens pour une action à venir.

La rencontre, l’association de l’artiste avec le public est soit : a) gérée par un contrat moral dans le cas où l’action artistique est réalisée dans un but commun d’agir dans un contexte précis (par exemple : un travail sur un site dans lequel le public voit un changement de situation par l’art et où l’artiste expérimente sa propre démarche) ; b) le public est aussi client : dans le cas d’une démarche où l’artiste crée une entreprise. Des échanges sont alors gérés socialement et l’objet de l’art se trouve « déplacé » vers une inscription sociale fondue dans le système pour transformer ce dernier « de l’intérieur » ; [4] c) le public considère la proposition de l’artiste comme un jeu ou une exposition vivante. Dans ce cas la rencontre est un événement qui n’a d’importance que pendant le temps de la rencontre. Pour la réalisation d’une action qui fait oeuvre en co-présences, la participation d’un commissaire (ou organisateur) et d’un public est nécessaire. Le critique d’art Paul Ardenne écrit à ce sujet : « Engageant la coprésence active de l’artiste et la nécessité d’un retour de la part d’un public (retour qui peut être consentant ou réfractaire, amical ou inamical), le principe de participation artistique se nourrit d’un critère fondamental, surplombant tous les autres, celui de l’organisation. ». L’artiste joue souvent un double rôle, le sien propre et celui du commissaire (surtout quand il s’agit d’activer des oeuvres sans programme [5] dans l’espace public).

Du point de vue social et politique, la présence des individus qui constituent une société diffère en fonction des références et des contextes. En Occident, la participation est la base de la démocratie. La coprésence des voix dans l’urne est plus importante, car antérieure aux actes qui en résultent. Chacun s’exprime et imagine la société à son image. Ensuite, il s’agit d’arrangements avec les autres, ceux dont les voix participent en même temps à l’action sur les décisions et les orientations collectives. Appliquées à l’art, ces démarches prolongent la démocratie. Paul Ardenne écrit : « l’artiste participatif agit parce qu’il lui semble que l’art peut mettre de l’huile dans les rouages de la vie collective et, ce faisant, devenir un « multiplicateur » de démocratie. » [6] En Orient, la participation est dite « choura » (« wa amrohum choura bainahum » [7] = leur devenir dépend d’une négociation entre eux -la politique est une affaire de commerce chez les arabes-). Certes, avant la choura il y a l’intention (al-niat = « la volonté » plus que le désir) mais la référence commune, absolue et intouchable de la religion fait que l’individu s’inspire des lois et non de ses convictions personnelles. L’intention, dans le sens « témoignage intime » précédant tout geste et toute rétention, est le premier « pilier » de l’islam. La choura suppose un vote à haute voix cadré par cette référence absolue qu’un individu ne peut remettre en question. La participation sociale est basée sur des nuances à l’intérieur du cadre défini par la religion. En Océanie, la rencontre s’opère à travers des langages graphiques et l’inscription de signes sur la terre et dans le paysage. Les Aborigènes utilisent l’écriture et la géographie pour se rencontrer, partager, agir sur la nature et interagir avec elle. Chacun de ces contextes a des conventions sociales et des références linguistiques spécifiques qui peuvent déterminer les conditions formelles de la rencontre.

Sur le plan symbolique, toute oeuvre participative est fondée par un principe de nomadisme, à savoir son inachèvement dans un espace-temps. La réalisation de l’oeuvre nécessite l’association d’un ensemble de formes et de concepts que l’artiste définit, avec le contexte d’apparition de l’œuvre, de sa réactivation, ainsi que l’intégration de la part « utopique », propre à l’univers de l’artiste, de son approche. La simple apparition de l’oeuvre ne signifie pas son action sur le monde, sa matérialisation ne suffit pas pour donner lieu à la rencontre d’un public, c’est pourquoi l’artiste doit poursuivre l’utopie de compléter son rôle en activant diverses correspondances. Pour illustrer cette idée, la vision d’Ibn-Arabi, « philosophe » et maître du soufisme (Né à Murcia et a vécu entre Séville et Bagdad entre les XIIe et XIIIe siècles) s’intéresse à la coprésence du point de vue spirituel. Dans son ouvrage « Les illuminations de la Mecque » [8], il propose une lecture de l’univers basée sur les lettres de l’alphabet arabe. Ainsi les lettres sont attribuées au divin et aux créatures vivantes qui constituent l’univers pour la compréhension de la co-existence de ses composantes. Le divin, les djinns, les hommes et les anges sont mis en relation avec les lettres. Quatre lettres des djinns (al-jîn) les maintiennent suspendus. La première des trois lettre attribuées à l’humain « ن » (nün) est un cercle dans la partie supérieure est invisible. Les dix-huit autres lettres de l’alphabet sont attribuées aux anges, libres d’être présents dans les différentes dimensions. Dans la vision d’Ibn Arabi, la part non représentée de l’humain est la plus importante. La vie de l’homme qui aspire à une création serait une recherche perpétuelle de cette partie mystérieuse et nécessaire car la coprésence des deux parties enferme le secret de l’univers et de l’éternité [9]. L’homme ne crée pas, il peut prétendre à la connaissance de l’oeuvre divine et accéder à la coprésence des différentes dimensions de l’être.

Sur les plans sociologique et historique, relativement peu de temps après Ibn Arabi, l’historien et philosophe Ibn Khaldoun (Tunis 1332 – Le Caire 1406), propose une lecture nouvelle des sociétés d’Afrique du Nord et insiste sur la nécessité de la rencontre entre les nobles et les peuples, ceux des villes et ceux des montagnes, les politiciens qui dirigent les armés et les paysans qui cultivent la terre. Parler de cette rencontre a valu au tunisien Ibn Khaldoun d’être emprisonné à Fez pendant deux ans par les Sultans marocains. C’est l’idée du partage nécessaire du pouvoir qui découle de la rencontre des cultures locales et leur prise en compte par les « colons » qui faisaient peur aux arabes dans les régions berbères. Le travail d’Ibn Khaldoun est basé sur ses rencontres et son observation des divers contextes lors de ses voyages. Son approche philosophique de l’histoire, basée sur l’écoute et l’imagination de correspondance entre les univers des peuples et des dirigeants, lui a permit de mettre en place une méthodologie qui donna lieu à une nouvelle science, la sociologie. Dans le domaine de l’art, il est possible d’imaginer la rencontre à partir du moment où l’observateur regarde ce qui est construit l’œuvre dans sa globalité, l’individu qui la réalise et le contexte social et politique dans lequel l’artiste évolue. C’est la rencontre, la mise en relation de l’objet, son inscription dans le contexte de son apparition. Venant de l’extérieur et découvrant le Maroc et l’Andalousie, Ibn Khaldoun analyse les sociétés du Maroc avec un certain réalisme et constate le décalage entre l’organisation arabe et les sociétés berbères. Sa conception est sociologique et concrète. Les populations berbères dont parlait déjà Ibn Khaldoun ont construit leurs cultures sur la rencontre des arrivants et de ce qui arrive, les peuples de la mer (phéniciens et vikings) se côtoient avec ceux du désert (les Touaregs) et ceux de la terre (les habitants de l’Atlas et les arabes venus d’Orient). Plus récemment, l’histoire contemporaine a montré que la modernité occidentale est non exportable, même de manière pacifique, dans d’autres contextes que celui de son apparition. Il est donc plus juste de parler de la rencontre des modernités, de leur contemporanéité. Les pays colonisés auraient développé une « modernité » originale et adaptée, basée sur la connaissance, qui a été empêchée et mise en étau entre l’invasion de « l’autre » inventé par l’anthropologie et les conservatismes obscurantistes locaux.

D’un point de vue théorique, Ce concept de « coprésences » est à mettre en relation avec celui de « contemporain ». Le contemporain est ce qui existe en même temps, l’idée que la pensée peut avoir de ce qui la nourrit, son environnement culturel et naturel en mouvement. L’art n’est qualifié de « contemporain » que s’il a de « réelles présences » [10] dans le contexte de sa mise en oeuvre, avec des résonances, des correspondances et des actions multiples. L’oeuvre contemporaine est dans l’action simultanée de l’intelligence et de la poésie. Elle agit sur le monde, n’assimile pas l’histoire d’un monde fini et amène le changement. Le mot contemporain est de plus en plus utilisé comme synonyme d’une époque de l’art. Il n’a plus le sens de présence. La coprésence devrait donc s’appliquer à l’art qui interagit à son époque au-delà de celle de l’art contemporain.

Un certain nombre d’artistes interrogent le rôle de leurs oeuvres dans le contexte de leur apparition et expérimentent leurs dispositifs en invitant les publics à participer à des actions, à interagir avec les oeuvres. Ainsi, ils inscrivent une réflexion sur les modes de communication et de perception de l’art. Ces démarches impliquent une participation des artistes à la formulation de propositions pour les changements immédiats ou futurs. La coprésence dans la peinture de Mustapha Boujemaoui consiste en la réactivation des miniatures d’Al-waciti datant du XIIe siècle en les reproduisant sur un support d’actualité -le papier journal- Mustapha Boujemaoui mélange les époques mais son sujet reste le même [11]. L’utilisation par Boujemaoui d’un support populaire (le papier journal) crée une rencontre inattendue entre le réel d’une société et sa « référence idéale ». Cette référence nostalgique est aussi utilisée, de manière subtile, pour recouvrir le vide de sens du contenu des journaux marocains à l’époque du consensus entre l’information et la consommation et aussi de la censure politique [12]. L’artiste remplace l’information du quotidien par une histoire tirée de l’imaginaire d’un artiste médiéval ou de la mythologie poétique d’une civilisation disparue (l’Andalousie arabe). Nous rencontrons des problématiques sociales dans les projets artistiques menés depuis le début des activités de L’appartement 22 à Rabat en 2002, avec la série d’expositions JF_JH (Jeune Femme _ Jeune Homme). La première exposition JF_JH individualités pose les questions des libertés individuelles et interroge les modes de participation de l’artiste aux « affaires » de la cité. La projection d’images vidéo de la rue en direct dans le lieu d’exposition montre que l’artiste n’est pas déconnecté de la société. L’artiste regarde et écoute le monde. Il y a dans cette proposition collective une volonté de relier le lieu de l’oeuvre au reste de la cité, en co-présence. Parmi les questions posées, celle des relations entre les hommes et les femmes qui sont contrôlées par l’Etat jusqu’à interdire la « coprésence » d’un homme et d’une femme dans un lieu « désert » (sans tierce personne). La démonstration était pour nous, artistes et curateur, de monter que la rencontre n’était pas un crime. Après une résidence de deux semaines dans un lieu à l’abri des regards, cette coprésence a produit des oeuvres. Dans la même perspective de partage d’expériences, les artistes Elodie Carré et Pascal Sémur propose des rencontres à travers la réalisation de plusieurs actions : Taxi JF_JH, Aire de repos… Les objets d’expérimentation qui servent à des moments de sieste collective, à des repas utilisant une vaisselle molle, se font approprier par les personnes rencontrées. Le public est réellement participant et fait vivre l’objet. L’œuvre c’est surtout le moment de la rencontre et l’interaction que les dispositifs génèrent… les actions sont sensitives et assez intimes, mais les gestes amènent à expérimenter les distances, l’écoute… « Jusqu’où on peut aller dans l’intimité de l’autre ? » (Elodie Carré). Les artistes conçoivent et fabriquent les objets, les expérimentent et les proposent au moment de la rencontre avec le public. Chaque objet est engendré par les attitudes imaginées par les artistes. « On pense d’abord à une attitudes, à un geste, ensuite on imagine un objet qui pourrait provoquer cette attitude ou ce geste… parmi les attitudes, celle de la recherche d’un geste collectif partagé. L’exemple de la table « T.R.U.C » qui s’équilibre en fonction de son usage par les corps de deux participants en face à face… dans l’art comme dans la vie l’objet de la rencontre est tenu en équilibre par les participant. Il y a une idée de réinventer un quotidien » (Pascal Sémur et Elodie Carré). Ainsi, il s’agit de différencier l’individu du sujet social. Par exemple, la croyance n’est pas la religion, la conviction n’est pas la politique et l’amour n’est pas le « mariage »...

Les œuvres, qui expérimentent la rencontre à partir des énoncés de notre projet coprésences [13], et leurs usages sont aussi l’outil expérimental qui permet de construire des ponts entre les actions artistiques de diverses disciplines et de relier des domaines plus larges (culturel, social, politique...). Younès Rahmoun propose d’expérimenter la rencontre, avec le don d’un espace/temps, un projet expérimental qu’il intitule « Al-ana/Huna » (Maintenant/Ici). « Ici » et « maintenant » désignent le lieu et le temps de la rencontre, de l’action comme performance et non pas une forme préétablie de l’oeuvre. L’énoncé de l’oeuvre se limite à l’intention d’une démarche, celle de mettre en place une rencontre physique du public avec l’objet de l’expérience. Il ne donne que des indications concernant l’architecture du dispositif et insiste sur le fait que l’oeuvre n’existe que par la participation d’autres personnes. Le déroulement de l’action elle-même ne sera dévoilé qu’au moment et au lieu précis de son activation par le public et l’artiste. Le point de vue change en fonction du lieu où vit l’artiste, « ici et maintenant ». C’est cette idée de lieu physique, qui n’existerait que par la co-présence d’un projet (intention) et de sa réalisation (rencontre), qui sera expérimenté par Younès Rahmoun. Dans les cultures orales l’oeuvre n’agit socialement qu’à la condition de co-présence de deux individus minimum. L’expression de « téléphone arabe » vient en réalité d’un détournement de sens du système très élaboré qui permet de faire circuler une information sur un territoire étendu en un temps réduit. Ce système implique la coprésence de « messagers », répartis sur un territoire de manière stratégique, en contact permanent, pour rendre possible la communication entre des « chefs » qui ne se rencontrent jamais.

En réponse à l’invitation de la Fondation NMAC pour sa collection d’œuvres contemporaines, Adel Abdessemed propose l’installation « Salam Europe », une œuvre qui s’inscrit dans la mémoire de la rencontre violente des immigrés qui ont choisi de transgresser les frontières. Par l’idée pacifique du titre et la violence du corps de l’œuvre, l’artiste dessine dans l’espace une ellipse infinie en utilisant le fil de fer piquant qui sert habituellement à ériger les frontières entre les habitants des continents africain et européen. Abdessemed tord cette réalité sur elle-même en lui suggérant « l’infinité ». C’est avec ce souci de l’infinité, caractère principale de la vidéo « God is design » [14], qu’on retrouve chez l’artiste la rencontre des géométries symboliques des trois religions monothéistes et de la cellule du corps humain. Les images de la vidéo « God is design » sont réalisées sans camera, dessinées et animées par ordinateur, elles jouent de la rencontre graphique et symbolique et posent la question des frontières et des passages opérés entre des univers « contraires » à la recherche d’une « poétique du nucléaire ».

Mohamed El-Baz et Christophe Boulanger, avec le projet Un Capital d’Absence, agissent en même temps dans des espaces parallèles, mais en correspondance. Le projet poétique et politique de Mohamed El-Baz, Bricoler l’incurable (Niquer la mort), investit un espace architectural fermé. Christophe Boulanger investit des espaces d’affichage et le réseau postal avec le Film de papier. Les deux artistes utilisent en commun des voitures dans l’espace public. Plusieurs voitures équipées de matériel de diffusion (image, son) sont mises à disposition des personnes qui visitent les expositions. Des livres sont aussi à disposition dans ces mêmes véhicules. Le principe de rencontres est que les participants sont invités à monter dans les voitures pour aller dans une autre ville ou dans un autre quartier pour un rendez-vous avec l’un des artistes ou simplement pour « faire un tour » en compagnie d’autres participants. Sur le parcours, les « occupants » choisissent ensemble d’écouter des CD, de lire des livres et de regarder les images, mis à leur disposition. Les deux artistes agissent ensemble et leurs actions impliquent des interactions, des « rencontres » permanentes et des « séparations » ponctuelles. Dans le contexte du Maroc ce projet participatif peut être une réelle « action culturelle » dans le sens où l’expérience proposée permet de dépasser les frontières entre l’activité purement artistique et l’activité quotidienne de chacun (flâner, se rencontrer, se déplacer sans but précis...). Toute activité est basée sur une série de rencontres et de séparations, à l’échelle individuelle comme à l’échelle de l’univers.

Chacun a, plus que jamais, la possibilité de « participer » à l’expression du monde. Mais la question qui peut être le levier de cette expression est celle de l’écoute. L’oeuvre est-elle le résultat d’intersubjectivités ? L’artiste n’est-il l’auteur que « par accident » [15] ? Cette question de l’écoute vient avant l’intention d’agir et donc avant l’action participative qui, de toute façon décloisonne les rôles et transforme l’individu, le citoyen, la cité, le monde... Nous avons la conscience que notre « ici » est un « ailleurs » pour d’autres, qui sont proches de nous, et que nous avons considérés comme étant ailleurs. Les différentes approches pour appréhender la culture de l’autre, à travers différents moyens, sont autant de points de vue d’une même culture. Seule peut être revendiquée la particularité des lieux d’engagements du travail artistique. Il n’y a pas de moment dans l’histoire, ni de lieu dans le monde, auxquels on peut rattacher le début d’un renouvellement de l’art. L’esthétique post-contemporaine ne peut-être européenne, ni américaine, ni africaine non plus, elle résiderait dans les rencontres et peut-être même dans les conflits de toutes ces cultures. Paradoxalement, alors que les distances étaient temporellement plus grandes à l’époque d’Ibn-Arabi, on pouvait circuler librement entre l’Inde et l’Espagne, en passant par l’Afrique ou la Grèce. Aujourd’hui, les contrôleurs du monde cherchent les moyens de limiter les flux migratoires et leurs relais des entreprises mondialisés essayent d’inventer les outils d’une sédentarisation forcée alors que l’être humain est fondamentalement nomade. La réalisation d’une « action culturelle coopérative » suppose en premier lieu la revendication de la liberté de pensée, de s’exprimer et d’agir en coprésences avec les autres. Finalement, pour se rencontrer et « agir culturellement en coprésence », je propose des « Allers/Retours » permanents entre l’espace de la création, de sa solitude et celui de la vie, du quotidien, de sa multiple socialité.

A.K.

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[1] Co-présences est un projet coopératif de trois commissaires (Cécile Bourne, Abdellah Karroum et Anne-Marie Morice). Le thème a été défini lors du séminaire « COPRESENCIAS : EL ARTE ANTE EL RETO DE LA PLURALIDAD CULTURAL » les 21, 22 et 23 juillet 2005 à l’Université de Cadiz (Université d’été à San Roque) / COORDINADORA : Dra. Dolores Barroso Vázquez.

[2] Abdellah Karroum, terme développé dans « Des œuvres nomades, vers une esthétique post-contemporaine ? », thèse de doctorat de l’Université de Bordeaux III, 2001, le Sur-contemporain est défini comme une surproduction qui ferait double usage de ce qui est existe, à la manière des supermarchés et des Guggenheim américain reproduit dans d’autres pays.

[3] Idem. Une production qui serait la continuité historique de l’histoire de l’art occidental, mais qui prend en compte l’aspect international, de manière « équitable », au-delà de l’hégémonie occidentale et après « l’époque de l’art contemporain ».

[4] Dans le cas de la création d’une entreprise, le public actif est réduit aux personnes qui achètent les objets produits et les services proposés. Mais un public plus large peut être informé par le mode de l’exposition ou de la transposition de ce système dans un cadre éditorial par exemple.

[5] Des oeuvres sans programme : sans rendez-vous avec le public, sans autorisation des autorités politiques et sans moyens techniques lourds.

[6] Paul Ardenne, « Un art contextuel », Flammarion, Paris, 2002.

[7] Le coran : « wa amrohum choura baynahum ». (Voir la sourate « choura, verset 38).

[8] Ibn-Arabi, "Les illuminations de la Mecque", Anthologie présentée par Michel Chodkiewicz, édition Albin Michel, Paris, 1997. Plus exactement dans le chapitre consacré à la « science des lettres » (îlm al-huruf).

[9] Ibn-Arabi, « Al-Futûhât al-Makkiyya », (les illuminations de la Mecque) (chapitre 2 : « ’ilm al-hurûf », la science des lettres), 636 de l’hégire/1238 de l’ère chrétienne. (Ibn Arabi dit avoir la connaissance pour atteindre cette dimension, mais il refuse de l’enseigner.).

[10] George Steiner, « Réelles présences, les arts du sens », aux éditions Gallimard,1992. Titre original : « REAL PRESENCES, Is there anything in what we say ? », ed. Faber and Faber, Londres, 1989.

[11] Voir la série des oeuvres que l’artiste a réalisées en reprenant les sujets des miniatures médiévales.

[12] L’artiste développe cette démarche depuis 1974.

[13] Certaines des oeuvres évoquées ici font partie du projet Co-présences.

[14] Adel Abdessemed, “God is design”, 2005, video animation, Courtesy Galerie Kamel Mennour.

[15] Bernard Stigler, « Passer à l’acte », Galilée, 2004 (Stigler parle de « philosopher par accident »).